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Dernière mise à jour de cette page: 1er septembre 2000
© 2000 Nicolas Binette
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PETITE DIALECTIQUE GÉNÉTIQUE
Nicolas Binette1er septembre 2000

« Maître et esclave forment un couple indissoluble. Leurs existences se conditionnent mutuellement. L'un ne peut exister sans l'autre. Et pourtant, ils s'opposent bien plus, c'est dans la mesure où ils diffèrent l'un de l'autre qu'ils se trouvent rivés à la même chaîne.

« Le maître se convainc doublement de sa liberté. D'une part, il est libre aux yeux de l'esclave qui reconnaît en lui le maître, d'autre part il règne sur la nature grâce aux efforts de l'esclave qui transforme pour lui la matière en objet de jouissance. Ainsi le maître brise la servitude de sa condition humaine : il affirme sa liberté contre l'esclave et contre la nature. En contraignant l'esclave à lui céder le fruit de son travail et en résorbant la nature que ce dernier a réduite pour lui en objet de jouissance, il parvient à la "conscience de soi". Il est considéré et il se considère comme maître (1). »

Il serait difficile de considérer cet exemple classique de la dialectique du maître et de l'esclave aujourd'hui, sans immédiatement faire une connexion avec les nouvelles applications de la génétique moderne. Car les techniques transgéniques constituent effectivement un outil permettant à l'homme d'exercer un plus grand contrôle sur la nature, ce qui est une des deux exigences de la liberté du "maître". Tenter de savoir qui seraient dans la conjoncture génétique le maître et l'esclave, cela est peut-être envisager le problème sous un mauvais angle. Mais une chose est certaine, si une dialectique s'articule autour d'une contradiction, alors dialectique génétique il y a! Je ne suis pour ma part pas très calé en dialectique hégélienne, mais je serais très intéressé à identifier les "thèse" (affirmation) et "antithèse" (négation) du phénomène de la génétique, afin de permettre un peu plus de spéculation sur la nature de la "synthèse" (négation de la négation) possible de toutes les problématiques qu'engendrent le dit phénomène.

La génétique est le fruit d'un immense progrès dans divers domaines scientifiques. Mais il faut savoir distinguer, d'abord, puisque la génétique est une affaire de connaissances, de quelles connaissances sont issues ses multiples facettes. Cette phrase devrait être rephrasée éventuellement, mais la suite vous permettra de comprendre où je veux en venir.

Entre autres, les progrès scientifiques ont servi non seulement à l'élaboration d'une certaine compréhension des mécanismes naturels de la vie, mais aussi à la mise au point de techniques d'application de cette compréhension. C'est ici, dans cette phase parallèle de l'évolution scientifique que représentent ces techniques, que l'on reconnaît la matérialisation d'une connaissance humaine. L'intérêt de cette distinction apparaît dans les faits réels; il y a effectivement un effet d'opposition entre l'élaboration de la connaissance des gènes et les applications de ces connaissances, applications reposant sur les techniques d'un ordre second de connaissance. En vérité, l'esprit scientifique qui anima les pionniers de la génétique ne se retrouve pas en substance dans ses secteurs d'application, là où l'intérêt principal, plutôt que d'être la passion du savoir, est le profit financier. On observe que les entreprises s'approprient, à l'aide d'une connaissance minimale, les puissantes techniques transgéniques. Les tout derniers développements scientifiques importants, comme on a pu le constater, ne se firent pas au profit de la science fondamentale mais des techniques.

Dialectique? Peut-être bien, mais dès à présent nous nous retrouvons devant des avenues beaucoup plus compliquées qu'avec le séduisant exemple du maître et de l'esclave! Tentons toutefois d'identifier quelques acteurs de notre petite dialectique génétique. Prenons pour affirmation, d'abord, la science. Peut-on dire que l'entreprise serait sa négation? Et au même titre, que science serait négation d'entreprise? car, comme le dit Hegel lui-même, il faut prendre garde au sens des mots affirmation et négation; l'antithèse est négative dans la mesure où elle crée (ou entretient) l'opposition entre elle et la thèse. Inversement, la thèse à son tour est négative face à l'antithèse. Pour ce qui est de la synthèse (négation de la négation, qui ne donne pas une affirmation!), nous y reviendrons — je l'espère — plus tard. On constate effectivement une opposition entre ces deux groupes. Celui des entreprises, en s'appropriant les fruits des connaissances du groupe de la science fondamentale, réduit ce dernier à l'immobilité, les capitaux autrefois destinés à la recherche ou au développement de techniques étant déviés vers la mise en branle et l'exploitation de ces techniques. « Le rapport qui existe entre l'affirmation et la négation s'appelle l'aliénation. Dans la négation, l'affirmation ne se reconnaît plus, elle semble devenue étrangère à elle-même : elle est "aliénée" (2). » La façon dont la science s'oppose aux entreprises est moins évidente. Elle doit se rabattre sur des mises en garde auprès du public, elle l'informe sur les conséquences possibles des applications en question, à savoir la modification du matériel génétique des organismes voués à la consommation (O.G.M.) qu'entreprennent les firmes privées. Or, les O.G.M. ne représentent qu'une parcelle des possibilités offertes par la transgénèse, et notre petite dialectique se voit déjà compliquée par la multiplication des rapports que l'on trouve en y additionnant le public comme un acteur de la pièce qui se joue. Ajoutons à cela la présence des gouvernements, lesquels héritent d'une certaine part de responsabilité face aux productions permises, et nous voilà bien loin de nos maître et esclave.

Scientifiques, multinationales, gouvernements, public: voilà nos principaux figurants. Sont-ce là les nouveaux noms des classes du XXIe siècle, auxquelles correspondraient respectivement, si on fait un bond de cent cinquante ans en arrière, les termes clergé, bourgeoisie, gouvernements et prolétariat? Intéressante évolution de la dialectique économique de Marx... (enfin, bref!)

La génétique permet à la multinationale de transformer la nature en objet de jouissance (pour tracer un parallèle avec notre dualisme maître-esclave), et elle refile ce produit à la population. Vu de cette manière, c'est l'entreprise qui revêt l'habit de l'esclave, alors que le public fait office de maître. Toutefois les choses se compliquent si on pense aux perspectives de la génétique, en particulier au clonage humain. Ici, les choses deviennent d'autant plus compliquées que la nature, sur laquelle règne l'homme, englobe du même coup l'homme en entier. À partir de ce stade, l'homme conquiert l'homme pour le réduire en un bien de jouissance, pour reprendre la formule citée plus haut. Alors que le règne de l'homme sur la nature était, jusqu'ici, un impératif pour la liberté de ce dernier, voici que cet impératif, à la lumière de la génétique, devient le règne de l'homme sur l'homme. L'homme régnant sur lui-même, ou l'homme régnant sur l'autre, voilà deux alternatives diamétralement opposées surgissant de la conjecture, qui pourtant ne sont pas formellement nouvelles dans l'étude des dialectiques.

Les possibilités véritablement utiles de la génétique appliquée sur l'homme nous semblent, pour l'instant, fort nébuleuses. De ce fait, l'éventuelle puissance de ces applications effraie d'autant plus. Marx avait déjà envisagé — quoique sous une forme plus générale — cette fusion de l'homme à la nature. « La Société, dit-il, est la consubstantialité achevée de l'homme avec la nature, la véritable résurrection de la nature, la réalisation du naturalisme de l'homme et de l'humanisme de la nature (3). » Or, ce qu'il voyait comme principale opposition à la réalisation de cette cosubstantialité, c'était le régime capitaliste, lequel est responsable du principe de la propriété exclusive et de la distribution disparate de cette propriété. N'est-ce pas cela, justement, qui catalyse tout le débat croissant sans cesse autour de la problématique génétique? Effectivement, si les connaissances génétiques appartiennent à des firmes multinationales — ce qui est presque exclusivement le cas présentement — et que celles-ci imposent, par des brevets, leur droit exclusif à l'exploitation de ces connaissances, comment se pourrait-il que la génétique serve à tous les hommes (achèvement de la cosubstantialité de l'homme avec la nature) plutôt que de servir à l'intérêt de quelques particuliers? Cette appropriation de la connaissance naturelle a comme effet de transformer davantage encore le reste des hommes en objets, en matière première vouée à l'exploitation. « L'ouvrier qui est exclu de la propriété est non seulement obligé de vendre son travail, de l'aliéner, mais il est lui-même traité comme n'importe quel autre objet livré au bon plaisir de ceux qui disposent de la propriété : l'homme se trouve rejeté de la société qui constitue pourtant son essence intime (4). »

La conjoncture actuelle, qui au cours de son développement a injecté dans le concept de propriété ceux de la connaissance et de la technique, ne s'éloigne donc à peu près pas, dans sa sémantique, de la dialectique des classes du matérialisme marxiste, bien, cependant, que ces dernières classes se nomment autrement, de par leur portée internationale. Le bourgeois, maintenant reconnu sous le nom de multinationale, exploitera le prolétaire, l'homme commun — antithèse aliénée à sa thèse. Mais cette fois, à la lumière de la génétique, c'est en travers de son essence humaine même qu'il exercera son pouvoir. La seule issue, la seule et inévitable synthèse de cette dialectique serait, si on se fie aux enseignements de Marx, la révolution "prolétatienne".

Mais encore faudra-t-il, d'ici là, que les multinationales, supportées par les O.M.C. et compagnie, en arrivent à leurs fins; il se pourrait bien qu'il en soit autrement...

« En vérité, à moins que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en vue de laquelle les être humains doivent être réduits à l'état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d'individus libres, nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitaristes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence de l'Utopie. On paie son argent et l'on fait son choix (5). »

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(1) Le Marxisme, par Henri Arvon. Librairie Armand Colin, Paris, 1960.
(2) Ibid.
(3) Ibidem.
(4) Ibidum dadum.
(5) Aldous Huxley, dans la préface à une réédition du Meilleur des Mondes (1932). 1946.