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Dernière mise à jour de cette page: 29 octobre 2000
© 2000 Nicolas Binette
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Les limites de la liberté d'expression:
Où commence-t-elle? Où s'arrête-t-elle?
Nicolas Binette23 septembre 2000

La liberté d'expression est fondamentale dans les sociétés modernes. Sa primauté au sein des autres libertés est, même, le trait constitutif propre aux démocraties libérales. Or, ce principe de liberté d'expression, qui puise sa force dans trois siècles d'histoire, bien qu'il ne soit pas effectivement respecté en toute occasion, est parfois utilisé de façon abusive.

  1. La propagande haineuse
  2. Liberté de presse alias liberté d'entreprise
  3. Les effets indésirables d'Internet
  4. Vers une solution positive

Les abus de la liberté d'expression:

La propagande haineuse

Bien qu'elle soit minime, il existe bel et bien de la propagande haineuse au Québec. On a souvent tendance à banaliser ce problème qui pourrait pourtant représenter un grave danger à long terme. Il arrive cependant fréquemment que l'on qualifie exagérément un acte de propagande haineuse. De tels jugements entrent en conflit avec la liberté d'expression.

La propagande haineuse est considérée nuisible. Mais l'empêcher nous dévoile des horizons dangereux : effectivement, que doit-on considérer comme propagande haineuse? Si la définition de ce concept n'est pas clairement accompagnée de critères très pointus, il sera impossible de prohiber la propagande haineuse sans porter un coup mortel à la liberté d'expression.

D'abord, la propagande haineuse est-elle seulement une manifestation de la liberté d'expression? Dans la mesure où la liberté d'expression implique, comme le soumet Walter Lippmann, la responsabilité d'être à l'écoute d'opinions divergentes, les propos haineux, du fait qu'ils soient arrêtés à une opinion pure et dure, intransigeante, ne sont pas tout à fait conformes à l'exercice de cette liberté.

Vient en suite le fait que ce type de propagande joue invariablement contre d'autres libertés individuelles fondamentales. Bien que la liberté d'expression, dont la primauté est reconnue dans notre société, se réclame assez d'importance pour être le pivot central des autres libertés, il serait douteux d'affirmer qu'elle puisse récuser la validité de certains droits -- et ce à l'égard d'un groupe bien délimité d'individus, par-dessus le marché..


Liberté de presse alias liberté d'entreprise

Si la liberté de presse est née à une époque où le rôle de la presse était de défendre des opinions -- les faits réels étant alors tout à fait accessoires, -- la mission de la presse actuelle, soucieuse de rejoindre un vaste public, se réduit uniquement à informer des données factuelles. Toutefois, la liberté de presse, qui permettait jadis au rédacteur d'un journal de s'exprimer, est entièrement préservée telle quelle. Or, dans le contexte totalement différent d'aujourd'hui, son application n'a plus du tout la même signification.

L'apparition des média de masse mena petit à une forte centralisation de la presse, ce qui fait que seulement quelques personnes possèdent l'ensemble des journaux publiés, alors qu'il n'y a pas un siècle de cela, un journal était l'affaire d'un seul homme - à peine plus. Chaque journal se voulait le reflet du point de vue de son propriétaire. Maintenant, une grande partie du pouvoir que la liberté de presse conférait à plusieurs propriétaires se trouve concentrée dans les mains d'un seul homme. Celui-ci, en situation de quasi-monopole, considérera alors toute restriction de sa liberté d'entreprise comme une violation de la liberté de presse qu'il exerce. Cette liberté de presse devient pour lui une arme qui lui donne des droits que nul autre type d'entreprise ne possède.

Mais le fait qu'un grand possesseur de journaux use d'un concept de liberté de presse archaïque pour décider de quelle information il va ou non publier entre en conflit avec un autre droit: le droit du public à l'information.


Les effets indésirables d'Internet

La constatation qu'Internet permet à peu près à n'importe qui de publier des informations au monde entier semble a priori un bienfait immense pour la liberté d'expression. Toutefois, il nous confronte aussi à des manifestations peut-être tout aussi grandiosement indésirables.

Pullulation de la pornographie, activités criminelles en vrac, trafics de tous genres, terrorisme, propagande haineuse... Internet est le lieu d'émancipation par excellence de toutes ces formes considérées "nuisibles" de l'expression. Pourtant, lorsque vient le temps de prendre des moyens d'action concrets contre ces manifestations, on se retrouve, pour plusieurs raisons, la mains liées.

Le dynamisme du réseau rend pratiquement impossible la vérification de tout contenu web et la censure de ce qui "ne se montre pas". Et même en envisageant tous les moyens techniques pour y parvenir, comment pourrait-on décider ensuite de ce qui est sujet à la censure? Des critères trop serrés : on violerait en toute part la liberté d'expression; trop mous : on n'aura pas réglé le problème. Ajoutons à cela que chaque pays a un système législatif totalement différent: l'un permet ceci, l'autre l'interdit strictement... Quand vient le temps de gérer un réseau d'information international, cela vient compliquer les choses.

Tant pis pour la censure, on n'a qu'à condamner les auteurs de ces déplaisantes publications!.. Encore faut-il les trouver! Effectivement, la structure non-hiérarchisée d'Internet rend facile la mise en circuit d'information dans le plus strict anonymat. Alors, même si Colombo s'en sort très bien avec un criminel du net et lui met la main au collet, qu'adviendra-t-il des centaines de milliers qui continuent paisiblement à dévaster l'espace virtuel, des centaines aussi qui se joignent aux troupes du mal quotidiennement?

Ha! et puis à bien y penser, cette maudite invention nous donne plus de mal que de bien, n'est-ce pas?.. Le problème, c'est qu'à moins que tout le monde se mette d'accord, il sera toujours impossible de prohiber purement et simplement l'usage d'Internet. La connexion, par ligne téléphonique, est si simple à établir, que le mieux que l'on pourra effectivement faire sera d'interdire les serveurs installés sur son territoire, comme on a voulu le faire en Australie. Mais cela n'aurait pas empêché les australiens d'aller se corrompre l'âme sur Internet.

Que reste-t-il? Je crois que si le plan légal ne nous promet rien, il faudra chercher ailleurs la solution à nos problèmes...


Les éléments généraux d'une solution

Éducation
Sensibilisation
Information


Vers une solution positive

Dans tous les cas, nous l'avons vu, la volonté de gérer efficacement l'épanouissement de la liberté d'expression nous confronte à des problèmes délicats. La ligne de démarcation qui sépare l'expression légitime de l'expression immorale est, dans toute situation, fort nébuleuse. Conséquemment, il n'est pas seulement normal, mais absolument nécessaire de se demander si l'appareil juridique est en mesure de prendre en charge cette problématique, dont l'enjeu est fortement éthique. La lui confier constituerait un véritable danger pour cette liberté fondamentale qu'est celle de l'expression. Et, étant donné l'importance de celle-ci dans l'articulation cohérente de l'ensemble des libertés qui définissent l'essence humaine, cela aboutirait en définitive à compromettre le sort de la liberté tout court.

Les frontières de l'expression libre sont fonction des symboliques sociales; ces frontières se meuvent selon le temps et selon l'espace : selon l'époque, le peuple, les différentes cultures et coutumes, etc. Tous ces facteurs entretiennent des disparités parfois importantes entre les systèmes de valeurs de tous les êtres pensants, d'où la difficulté d'établir des limites universelles à une liberté universelle telle que la liberté d'expression.

Mathématiquement, on dirait que pour parvenir à déterminer une norme moyenne susceptible de satisfaire universellement aux valeurs morales de tous les humains, il s'agit de réduire l'écart qui sépare chaque symbolique des autres symboliques. À l'extrême, en amenuisant cet écart jusqu'à néant, on obtiendrait toujours un accord unilatéral à propos de toute question, quelle qu'elle soit. En un mot, tout le monde, toujours pareil, serait toujours du même avis. Mais, ironiquement, le jour où tous les humains s'entendront sur la liberté, cette dernière sera par le fait même devenue obsolète. Le concept de liberté, et tous alors seront de cet avis, est superflu quand tout le monde est toujours du même avis. À quoi cela sert-il de défendre une opinion que chacun a déjà? Cette élucubration systématique montre une image qui semble provocante aux yeux de n'importe quel individu, et ce justement à cause de la valeur que nous attachons à notre individualité. Et Ford(1) m'en garde! ce n'est pas là la solution que je propose! Cependant, ce petit exercice théorique souligne efficacement le paradoxe qui lie dialectiquement la liberté à ses oppositions(2).

Nous sommes ainsi amenés à reconsidérer la nécessité d'identifier une limite de la liberté d'expression. L'établissement juridique d'une norme qui déciderait de ce qui peut et ce qui ne peut pas être dit n'apporterait rien pour résoudre le débat, puisque toute norme adoptée serait inévitablement loin de faire l'unaminité - à moins que l'on ne s'applique à éliminer chez l'humain toute forme d'individualité, ce qui est loin de nous intéresser. Autrement, puisque de deux maux, le moindre est à choisir, il est préférable de laisser courir les abus plutôt que d'entreprendre un législation susceptible, par son caractère arbitraire, de porter atteinte à la liberté d'expression.

Ainsi, l'intervention en vue de solutionner la problématique ne se fera pas au niveau de la loi. Il nous faut une solution qui puisse s'adapter aux conceptions différentes de tous les humains, promouvoir la liberté d'expression et, à défaut de pouvoir les éliminer, limiter les effets des usages abusifs de cette liberté. Il faut accepter pour cela que le terme abus est loin d'avoir, en l'occurence, une signification universelle.

Lorqu'on parle d'usage dangereux de la liberté d'expression, on fait habituellement référence à l'influence nocive qui en résulte sur la société, mais plus souvent qu'autrement de l'influence sur les enfants. Ce fait est important, parce qu'il fait ressortir l'importance du niveau d'éducation d'un individu sur sa réceptivité aux différentes idées qui sont véhiculées dans la société. L'éducation est donc le premier élément d'une solution viable.

Et l'éducation est une affaire de société; chaque citoyen s'y trouve impliqué. La solution qui est proposée est intrinsèque à la liberté d'expression : plutôt que de contrer l'expression nuisible par la négative (par une prohibition formulée par la loi), il s'agit de promouvoir les échanges d'opinions, afin que les gens soient sensibilisés sur les problèmes qu'engendre cette expression. Ainsi cela permettra, d'une part de limiter la propagation des idées négatives, d'autre part d'intégrer utilement ces idées dans le cycle d'une action citoyenne épanouie, d'en faire une précieuse manifestation des problèmes qui sont au coeur de nos sociétés, un "carburant" à débat, en quelque sorte. Bref, la solution n'est rien d'autre que l'épanouissement de la démocratie!

Mais la mise en oeuvre de cette solution ne sera pas une chose simple. D'abord, elle nécessite une part de population suffisament nombreuse et organisée qui soit sensible à ce problème et capable d'avoir une grande influence dans le sens de la solution. On devra atteindre une "masse critique", passée laquelle s'amorçera une réaction en chaîne de démocratisation. Remarquez que l'évolution en ce sens est déjà entamée. Des regroupements civils très importants ont eu lieu dernièrement dans le monde entier afin de défendre les droits humains face aux dangers de la mondialisation. Mais le gros du travail reste encore à faire. Car pour obtenir une solution aussi complète que possible, il nous faut l'implication de tous les citoyens.

Pour cela, nous aurons besoin de l'appui du gouvernement. Les groupes activistes doivent appliquer une pression constante sur l'État afin qu'il donne aux citoyens les moyens techniques nécessaire à un échange efficace des idées, des opinions et de l'information. Cela se traduit par des mesures pour décentraliser la presse, assurer la diversité et l'accessibilité des moyens d'information, promouvoir les échanges culturels, etc. Cela se traduit aussi par une intégration plus étroite du public dans le mécanisme des décisions gouvernementales, peut-être même par une révision du processus électoral.

Cette solution représente beaucoup d'efforts. Mais à long terme, son efficacité est indiscutable. Et elle ne fait pas que résoudre les problèmes de la liberté d'expression : elle leur donne une dimension nouvelle; elle permet le débat et la régulation démocratique de tous les problèmes d'éthique que rencontrera inévitablement une société de milliards d'humains. Elle offre, finalement, une alternative positive et sûre à la staticité du système juridique. Mais le chemin qui nous mènera à cette solution sera pavé d'embûches de toutes sortes, et c'est tant mieux, si on se rappelle que la liberté tire sa force des forces qui lui sont opposées.



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(1) Référence à Aldous HUXLEY, Le meilleur des mondes, 1932
(2) Et puisqu'on en est ici...
Si l'abolition du caractère individuel de l'humain élimine la nécessité de toute liberté, on peut postuler que la véritable Liberté Première serait le droit à l'individualité. N'est-ce pas, au fond, ce droit qu'exprime la liberté d'expression ?